Bien sûr qu’une médiathèque est à sa place à l’Université, particulièrement auprès de facultés de sciences humaines. Non pas dans leur bibliothèque, mais à côté, à part, pour marquer ses propres richesses en comparaison des collections d’ouvrages écrits. Au nombre de ses richesses figurent en première place les œuvres de fiction. J’aimerais ici développer deux arguments en faveur de ma conviction. En tant qu’ancienne professeure de science politique, à la retraite depuis une année, je souhaiterais faire valoir une expérience de plusieurs décennies d’enseignement et de recherche au sein de l’Alma Mater.
Le premier argument pour le maintien d’un espace séparé, réservé à la présentation, à la consultation et au prêt de films tient au caractère visuel (comment le dire autrement ?) de ces documents. Malgré son étroitesse actuelle, le couloir de 84 m2 d’Uni-Mail est déjà un appel à l’imagination de quiconque découvre les présentoirs. La première fois que je m’y suis promenée, je me souviens de la fierté ressentie à l’idée que mon université était à ce point moderne. Je voyais, dans cet espace, une manière de dignifier l’image comme témoignage culturel, de restaurer l’équilibre entre le poids excessif de l’écrit dans le cadre du travail académique, et les représentations visuelles d’aventures humaines. Les œuvres de fiction ont, par tradition, un statut moins sérieux que les traités et les théories. C’est un biais, largement nourri par des siècles d’habitude, en voie de lent, très lent dépassement. La prestigieuse université Columbia de New York, par exemple, dispose depuis peu d’une chaire en Médecine Narrative, destinée à parfaire la pratique médicale. C’est dire si l’on commence à reconnaître le besoin d’élargir les méthodes académiques, de questionner les frontières entre l’objectivité des chercheurs et la subjectivité des êtres humains. Les films contribuent puissamment à cet élargissement, et les images qui sautent aux yeux d’un flâneur dans les couloirs de la médiathèque suscitent une forte envie de dépoussiérer des idées exclusivement nourries par des livres. Je crains que, si les films ne sont pas mis en valeur comme ils le sont pour l’heure, s’ils devaient être classés avec les ouvrages sur les rayons d’une bibliothèque, leur richesse propre ne disparaisse à nouveau derrière l’apparente rigueur des textes écrits.
Le deuxième argument en faveur de la médiathèque me tient encore plus à cœur. Je n’ai pas tenu de comptabilité précise des œuvres que j’y ai commandées au cours de ma carrière. Une dizaine ? Une douzaine ? Pas un seul documentaire, je crois. Uniquement des fictions. J’en ai projeté certaines en cours ou en séminaire, j’en ai commenté d’autres dans le cadre d’enseignements précis en recommandant vivement aux étudiants de les voir. Aujourd’hui, avec le recul du temps, je regrette de ne pas avoir recouru davantage à ce moyen pédagogique d’une grande efficacité. Outre qu’il est facile de convaincre les étudiants de regarder un film, une bonne fiction est parfois supérieure aux sciences humaines dans l’exposé et l’analyse d’une situation humaine. Des exemples ?
La Bataille d’Iwo Jiwo de Clint Eastwood. Il s’agit de deux films, en fait, et non d’un seul : la même guerre présentée du point de vue des deux protagonistes. Je ne connais aucune théorie politique, aucun traité sur la guerre, capable de rendre la réalité de l’affrontement de cette manière. Pourtant modeste en termes de prétention à l’objectivité, le narrateur-cinéaste, par la liberté qu’il s’octroie de mettre en images les subjectivités des différents acteurs, donne une vision plus vraie, plus complète et plus complexe du processus. Le spectateur en ressort mieux informé et peut-être plus sage. Evidemment, cette œuvre semble s’adresser à un public averti. Mais on peut aussi tenir ce raisonnement pour un film qui a connu le succès en salle, et donc pourrait être considéré comme purement ludique.
Par exemple Match point de Woody Allen. Je me souviens d’avoir commenté ce film en première année, devant plusieurs centaines d’étudiants. Il me permettait d’illustrer des notions abstraites importantes, par le biais d’une histoire mettant en scène des personnages auxquels il était possible de s’identifier. A en juger par les réactions des étudiants, je n’ai pas eu à regretter d’avoir inséré ce film dans le cours. Et je me demande aujourd’hui sous quelle discipline il faudrait le classer si on le faisait migrer vers une bibliothèque. Sous « science politique » , parce qu’il a été commandé par un professeur de cette discipline et qu’il illustre bien des rapports de classe et des rapports de genre ? Sous « sociologie », parce qu’il illustre la contrainte faits sociaux ? Sous « psychologie », parce qu’il illustre des individus incarnés, aux prises avec la contrainte des faits sociaux ? Sous « philosophie », parce qu’il interroge tout le monde sur le mystère du rapport entre hasard et nécessité ? Faudrait-il le commander en multiples exemplaires pour satisfaire tous les rayons de livres de ces différentes disciplines ?
Voilà pourquoi, en gros, mon vœu est que la médiathèque d’Uni-Mail ne soit pas appauvrie, d’aucune manière. Ma conviction profonde est que la fiction est indispensable au réalisme.
Christine Mironesco
Ancienne Professeure de Science politique
Université de Genève
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